Expédition Sir Ernst

De quart cette nuit à 2 heures, j’ajuste l’échelle de la carte marine sur l’ordinateur dédié à la navigation. Celle-ci a tellement diminué que s’affiche sur l’écran la position de « Sir-Ernst », le cap Horn à 120 milles au nord et les détails de l‘archipel Wollaston qui lui fait suite. Notre route tangente le plateau continental, sorte de promontoire rocheux sous-marin qui s’étend jusqu’à 80 milles au sud du Horn. Nous éviterons donc cette zone. Les fonds remontent en quelques milles de 4000 mètres à moins de 100 mètres. Et comme chacun le sait, le vent ici a plutôt tendance à lever une mer qui ne demande qu’à s’agiter…

Les prévisions nous annoncent un vent de 40 nœuds dans les rafales, nous naviguerons au près pour doubler le célèbre cap. De quoi nous rappeler que la traversée du détroit du Drake qui sépare la péninsule antarctique du sud du continent américain reste jusqu’au bout fidèle à sa réputation. Ensuite les derniers 100 milles nous conduiront à Ushuaia par le détroit de Beagle. Et alors, en regardant la terre, nous retrouverons des nuances oubliées en Antarctique ; la couleur verte sera de nouveau présente ! Nous observerons les arbres absents dans le grand sud… Ceux-ci ne sont jamais grands dans cette région. Leurs troncs sont tourmentés et fortement inclinés. Ils ont subi tout au long de leur croissance les rafales de vents tempétueux qui les ont couchés. Il est facile ici de connaître la direction des vents dominants !

Dans quelques jours nous serons de retour dans nos foyers, heureux de revoir nos proches ; Mais les quelques rares nouvelles reçues présagent que nous retrouverons un monde qui ne s’est pas assagi. Intégrisme extrémiste, nationalisme exacerbé, racisme, je n’ai jamais trouvé ces mots dans mes lectures sur l’Antarctique. Et pourtant, la vie n’est facile pour aucune des espèces qui vivent sur le continent blanc. Comme partout ailleurs dans la nature, et quelque soit votre rang dans le règne animal, vous êtes la proie d’un prédateur plus fort que vous. Le phoque est apprécié des orques, les manchots régalent les léopards des mers, et si vous êtes tout en haut de l’échelle comme les baleines, l’histoire vous rappelle que les hommes savent se substituer à la nature pour détruire votre espèce. Mais les animaux, à la différence des humains, ne tuent que pour se nourrir et donc survivre. Nous avons assisté à une scène insolite à Dorian Cove. Sur la grève, un skua qui est un oiseau très répandu en Antarctique, attaquait sans relâche un manchot qui protégeait l’œuf qu’il couvait. La capacité défensive du manchot est limitée et inversement proportionnelle à l’agressivité du skua. Nous étions trop loin pour savoir qui est sorti vainqueur de ce duel. A en croire le grand nombre de coquilles d’œufs détruits tout autour des zones de nidification, les skuas ne doivent pas mourir de faim !

En Antarctique la vie est rude. Les hommes tolérés que grâce à leur technologie. Les ressources sont insoupçonnées et aiguisent déjà bien des appétits. Russes et Chinois, sous prétexte de recherches scientifiques, font des forages recensant les ressources minières. Les Anglais, à la base Rothera en baie Marguerite, ont construit un véritable aérodrome avec des dispositifs de guidage pour atterrir. Le bateau ravitailleur de 150 m était à quai. 150 personnes
vivent ici en haute saison. Les négociations du nouveau traité sur l ‘Antarctique s’annoncent bien âpres ! Cette nuit, songeur, je me souviens de ces mots de Shackleton, qui au retour de son expédition sur l’Endurance écrivait : « Nous avons souffert et triomphé, rampant par terre en cherchant à saisir la gloire, grandissant au contact de l’immensité. Nous avons vu Dieu dans toute sa splendeur, entendu la voix de la nature. Nous avions touché l’âme humaine dépouillée de tout artifice. »

Ernest Shackleton ramena tous ses hommes, sains et saufs en Europe à la suite d’un fantastique périple. C’était en 1916. La guerre faisait rage. Les membres de son équipage de nationalité britannique furent mobilisés et partirent sur le front de la Somme. Aucun ne revint…

Hervé par

Par 56° 22′ S – 66° 55′ W